24 décembre 2017 au soir.

Réfugiée seule dans ma cabine à bord du Marion Dufresne, enfin j’écris.

(texte brut tel que saisi dans l’instant)

J’ai pas pu écrire à nouveau. À chaque fois c’était fort en moi, mais l’idée de me poser devant le clavier pour retranscrire tout ça sonnait comme le réveil non voulu d’un songe au petit matin. Vous savez, cette horrible sensation que le rêve s’échappe entre vos mains, que plus vous cherchez à rendre ça concret dans votre tête et plus le souvenir s’efface inévitablement de votre mémoire. Et à chaque fois, la même réflexion. Si seulement il était possible de transposer directement les pensées à l’écrit, de parler silencieusement dans sa tête et que tout soit automatiquement aligné en paragraphes Word sur le moment, sans perte de temps et dénaturation des émotions, sans se forcer et sans s’extirper de l’instant présent. Si seulement…

Listening to Nothing’s gonna hurt you baby, tel qu’il résonnait il y a quelques jours dans tout Géophy, lancé par Léa. (Cliquez. Cliquez vraiment, et écoutez en lisant ce qui suit.)

J’ai pleuré. J’ai pleuré bien plus qu’il y a un an, et je crois que ça m’a fait plus de mal encore. Parce que cette fois c’est la dernière, parce que cette fois j’en ai pleine conscience. L’an dernier c’était si abstrait après 13 mois passés coupée de tout, que mon corps tout entier refusait d’admettre l’évidence. J’étais dans le déni partiellement inconscient face à l’inéluctable fait que mes pieds allaient quitter terre. Là c’est de plein fouet que chaque parcelle de mon être accueille le départ. Et ça fait vraiment, mais alors vraiment mal.

J’ai pleuré en serrant un à un mes compagnons d’aventure dans mes bras devant cette DZ peuplée de souvenirs. De longues dizaines de secondes, de longues minutes. Des camarades rencontrés il y a à peine deux mois pour certains, il y a moins d’un mois pour d’autres. Et pourtant… et pourtant ! Leurs larmes qui se reflètent dans les miennes montrent à quel point les liens sont si forts si rapidement sur ces terres du bout du monde. « Allez, reste Isa. On te cache, reste s’il te plait… » Des chuchotements à l’oreille une dernière fois, une proposition qui m’a été répétée à maintes reprises depuis une semaine accompagnée de toutes sortes d’idées de planques possibles. Sourire humide enfoui dans une épaule. J’aimerais les gars. J’aimerais tant.

Je quitte des personnes, je quitte un lieu, et je quitte un bonheur ressenti si profondément et si purement que jamais je n’avais connu avant 2015. C’est sûrement le deuxième point qui est le plus douloureux, car c’est le seul que je ne pourrai avec certitude pas retrouver ailleurs. Quelques dizaines de minutes avant de quitter l’île et alors que les premières rotations d’hélico commençaient déjà à ramener les passagers du Marion Dufresne à bord avant le grand départ, je me suis enfouie dans une touffe de scirpes. Les yeux rivés sur le ciel et la main jouant machinalement avec cette végétation autochtone, j’ai ouvert plein vent les vannes du mur de protection entourant virtuellement mon cœur. Elles étaient déjà bien amochées depuis plusieurs jours, je n’en prenais plus soin et sans m’en rendre compte je m’étais laissée plonger quasi-entièrement dans le bain de bonheur que je m’interdisais d’atteindre à mon arrivée. Le brouhaha de la DZ à proximité, le ronflement de l’hélicoptère en aller-retours depuis et vers le bateau, tous ces bruits ont comme ricoché sur mon cocon de scirpes : j’ai savouré la douleur de l’instant.

Le clou du spectacle m’a été offert par le pilote. Alors que c’est parfois un privilège réservé au tout dernier vol d’hivernants partants (les hivernants sont toujours les derniers à quitter l’île), le pilote a eu la gentillesse d’accorder cette fois aux trois dernières rotations un vol d’honneur autour de la base. En tant que campagnarde d’été « seulement », je suis montée dans l’avant-avant-dernier vol avec d’autres campagnards, les deux derniers étant réservés aux VSC partants de la 68è mission. Je m’attendais à tracer directement vers le Marion, n’ayant même pas eu la chance l’an passé en tant qu’hivernante d’avoir un vol spécial… mais non. L’hélicoptère venait de doucement s’élever au-dessus de la DZ alors que depuis ma place de co-pilote je faisais de grands signes d’adieu à tous ceux restés au sol. Un dixième de seconde a suffit pour que je réalise que nous ne nous dirigions pas vers l’océan, et une autre fraction de temps plus tard ma tête avait pivoté à droite vers le pilote. Je crois qu’il a souri, je crois qu’il a pu voir les larmes qui mouillaient encore mes joues sous les lunettes de soleil, et je crois qu’il a entendu le « Merci » certes esseulé mais sorti du fond du cœur que je lui ai adressé. Pour la première fois j’ai survolé toute la base Martin de Viviès, et pas une seconde je n’ai désiré sortir l’appareil photo pourtant posé juste sur mes genoux. Des yeux j’ai dévoré tout ce que j’ai pu : Géophy, le sol décrépi de sa descente vers le garage, le Chionis où j’ai dormi pendant 1 mois, le hangar, la chapelle, l’hôpital, tout est passé bien vite mais les images restent gravées. Le pilote nous a reconduits au-dessus de la DZ pour un dernier au-revoir par les fenêtres, et cette fois ça a été la fin.

J’avais cette peur depuis des mois. La peur qu’en revenant dans les TAAF et à Ams l’aventure soit moins belle, moins forte que la première fois, la peur que ça ternisse mes souvenirs d’hivernage et banalise l’exceptionnalité du premier vécu. Oui j’avais cette peur qui me paraît encore aujourd’hui tout à fait légitime, et pourtant… Ai-je gagné à la loterie ? Est-ce que vraiment ça aurait pu se passer comme dans mes craintes ? La sentence est en tout lieu sans appel : la piqûre de rappel n’a fait que relancer pour un tour une dose de bonheur, d’émerveillement, de Vie avec un grand V, de drogue sûrement même, elle a été aussi forte que la première, voire plus car condensée en quelques semaines qui n’ont pas laissé de place aux coups de mou ou à quelque négativisme que ce soit.

Au contraire… C’est encore pire maintenant 😥

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Retour en arrière

(Rédigé après mon retour)

L’OP4 s’est déroulée à Amsterdam du 22 au 24 décembre, comme en 2015 lors du départ de mes prédécesseurs (j’ai eu la « chance » moi-même de quitter l’île un 22 décembre, en 2016). Vous savez, ce merveilleux timing qui vous fait passer totalement à côté d’un Noël ? Ce réveillon passé à accuser le coup à bord d’un bateau grouillant de monde alors qu’être social est la dernière de vos envies du moment ? J’ai mangé deux assiettes de salade de riz et je suis partie me coucher.

M’enfin. Repartons un peu plus en arrière encore : avant cela, avant même l’arrivée du Marion, les dernières étapes traditionnelles ont été respectées.

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Écriture du courrier perso : check ! Quelques 35-40 cartes envoyées, et même pas en copié/collé woohoo ! Comme l’an passé, j’ai investi la GP et ai passé quelques heures en compagnie du gérant postal pour tamponner toutes mes enveloppes : il y a le tampon d’oblitération obligatoire, dans le coin en bas à gauche de chaque timbre, sa répétition en clair sur la face avant de l’enveloppe, le tampon de position GPS de la base, et tous les tampons d’hivernants pour décorer l’ensemble.

On a fait la fête une dernière fois entre nous avant l’arrivée du Marion Dufresne. La traditionnelle soirée des partants, organisée par ceux qui restent pour ceux qui s’en vont.. Je me trouvais logiquement du côté des seconds, mais une part de moi était dans le déni, et c’était surtout dans mon esprit le départ des derniers membres de la mission 68, tout le groupe de VSC que j’avais accueillis sur Ams avec mes amis 67 en novembre 2016. C’était la fin pour eux d’une aventure de plus d’un an, et je ne savais que trop bien ce que ça fait.

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Affiche de la soirée préparée par Jérémy le technicien télécom 69 et placardée sur toute la base quelques jours avant.
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On voit rien (I knooow, criez pas au fond de la salle), mais c’est marqué « Bon retour ! » . Yann (hivernant mercure Ams69) et moi même à l’intention des VSC 68 partants (ça a été affiché avec d’autres photos du même genre d’un peu tout le monde pour la soirée). Photo prise à Pointe B et texte écrit sur du « papier radon » usagé (sert à la mesure de la radioactivité du radon atmosphérique sur place !)

Mathias, chef de district pour la 69è mission, a organisé comme de coutume un rassemblement de tout le monde en salle ciné quelques jours avant l’arrivée du bateau. Le but : présenter à tous le déroulement prévisionnel de l’OP, le nombre de personnes qui vont débarquer, pour quelle(s) nuit(s), les activités proposées aux touristes, qui les accompagne, les hivernants désignés de Petite Marie (le ménage), de Playmobil (aides hélicoptère sur les DZ), les opérations hélico spéciales à cette OP, les représentants officiels des TAAF présents à bord, qui ils sont et pourquoi ils viennent, le plan d’hébergement chambre par chambre (j’ai accueilli du monde dans ma chambre du Chionis), les choses à finir très vite (préparer les lits pour accueillir les visiteurs par exemple), les médias et artistes qui seront là aussi, et tant de choses encore.

« Par contre j’ai un problème pour cette journée-ci, il me manque un Playmobil.. » Mathias

« Tous les VSC de la 68 sont pris ? » Yoann, pompier DZ (c’est lui qui est suppléé par les 2 Playmobils lors des opérations hélico)

« Oui, soit de Petite Marie, soit d’accompagnement touristes, soit en mission hélico. Et je préfère ne pas mettre de VSC 69 à cette OP encore, je veux attendre qu’ils soient bien formés à fond avant et qu’ils observent juste cette fois. » Mathias

Pour rappel, à Ams en tant que Playmobil (et en plus d'avoir le droit de revêtir la super tenue combi rouge + casque bleu à oreilles de Mickey et lunettes de protection + chaussures sécu et gants de manutention) (soyons honnêtes c'est au moins aussi excitant que de travailler avec l'hélico) on assiste l'électricien Centrale -qui est aussi pompier- au niveau des Drop Zones (DZ). Il y a toujours 2 Playmobils, et ce sont généralement des VSC ou le chef garage car ce sont eux qui sont le plus susceptibles d'être libres pendant l'OP (les autres ayant beaucoup de choses à faire niveau boulot pendant la présence du Marion). Il y a 2 DZ : 1) la "DZ passagers" sur laquelle l'hélicoptère se pose pour amener et emmener le personnel vers et depuis le bateau ou des manips spéciales hors base. Là, sur l'ordre du pompier, les Playmobils sont les seuls autorisés à s'avancer à l'intérieur du périmètre de sécurité quand l'hélicoptère vient de toucher terre (pales toujours en rotation tout le long). Ils vont ouvrir les deux portes de l'appareil, font descendre/monter les passagers et referment correctement derrière avant de s'éloigner pour laisser l'appareil repartir. 2) la "DZ fret" sert elle à tout ce qui est matériel. L'hélicoptère ne s'y pose jamais, tout se fait par élingue (ce long câble accroché sous l'hélicoptère au bout duquel il peut transporter des centaines de kilos) : si on réceptionne du matériel, les Playmobils (toujours sous ordre du pompier qui supervise toute la sécurité des manœuvres) doivent décrocher de l'élingue les caisses déposées pour permettre à l'hélicoptère de repartir ; si on renvoie au contraire du matos, ils doivent attraper l'élingue qui pend de l'hélico et l'attacher à la caisse à emporter. Ci-dessous des photos souvenirs de mon hivernage en 2015-2016 issues d'anciens articles.

 

 

Bref, l’échange entre Mathias et Yoann a semblé tourner en rond un moment, alors qu’intérieurement je souriais déjà.

« Yo ? »

Il a tourné son regard interrogateur vers moi.

« Si tu veux je peux le faire ? Enfin, j’ai pas été formée à nouveau cette année mais bon, je l’ai fait pendant tout mon hivernage.. Je sais pas, comme tu le sens. Je peux ? Ça ne me dérange pas en tout cas. J’ai rien de prévu moi. »

Bien sûr que non ça ne me dérangeait pas, bien au contraire. Bon, j’ai évité de trop le montrer parce qu’être super-excitée à l’idée d’enfiler une combi rouge flashi n’est qu’à moitié avouable, mais en vrai j’étais trop heureuse à l’idée de revivre un instant « d’hivernant » malgré mon statut de campagnarde d’été. Et ils ont dit oui ❤

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Derniers instants de calme sur base… Je sais que c’est la dernière fois.
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…..
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……
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Mes fameux petits chaussons qui n’ont pas bougé.
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L’océan est calme en ce premier jour d’OP, c’est l’occasion d’effectuer un ravitaillement gasoil. Une longue manche est tirée depuis le Marion Dufresne jusqu’à la Cale grâce à une ligne de bouées. Là, l’équipe infra et le chef Centrale la récupèrent grâce à la grue du district, la branchent sur le circuit qui monte aux cuves de stockage, et supervisent pendant des heures le transfert en restant en communication radio constante avec l’OPEA (responsable des opérations) sur le bateau.
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Il faut bien sûr compter sur la présence de quelques individus poilus en pleine séance de grasse matinée x)
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Depuis 2015 et sa sortie de jouvence, le Marion a déjà recommencé à arborer des marques d’usure océanique. L’océan austral, ça attaque !

L’OP a été folle et les nuits pas très reposantes. Les yeux voulaient rester ouverts, dans une course contre la montre pour engranger le plus de souvenirs possible avant la séparation.

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Mât des couleurs au banc de la solitude.

(Si vous avez fini le premier morceau, voici la suite de l’accompagnement musical de cet article)

Et puis paf, en un claquement de doigts, en une armée d’étreintes et d’eau salée échangées, je me suis retrouvée de l’autre côté de la flaque d’eau.

J’ai posé le pied sur la DZ du bateau, non sans un souvenir ému pour la cheville de Guillaume qui y avait laissé sa santé un an pile poil auparavant. D’un pas mécanique j’ai traversé le hangar hélico, saluant d’un signe de tête les marins présents sur mon chemin. J’ai ôté mon gilet de sauvetage, l’ai tendu à celui qui semblait devoir les rassembler. J’ai atteint l’OPEA qui nous attendait près de la porte qui donne sur la coursive du pont G, aah, cette fameuse porte..

« Jouvie ? »

Acquiescement.

Rayage de nom sur la liste.

« Vous pouvez aller récupérer vos numéros et clés de cabine dans mon bureau. »

Acquiescement.

J’ai poussé la porte, suivie par Baudouin, Jérémy et Gwendal les trois autres campagnards amstellodamois. Là dans le couloir attendaient des VSC sortant de Ker et de Cro, prêts à accueillir et réconforter leurs homologues d’Ams. Ils sont passés par là dans les dernières semaines, ils savent.

Je me suis arrêtée là aussi, sans vraiment dire un mot, et me suis adossée au mur un peu en retrait. J’ai senti leurs regards se poser sur moi et ma tête trahir les remous intérieurs.

« Ça fait aussi mal que la première fois? »

« Oh oui. »

Il ne valait mieux pas tenter de faire sortir plus de mots que ça de ma bouche.

Très vite, le bruit vrombissant de l’hélicoptère s’est à nouveau fait entendre à travers la cloison. Puis quelques minutes plus tard, rebelote. Les deux dernières rotations avaient amené à bord les derniers hivernants de la 68ème mission d’Amsterdam.

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Les VSC retrouvés, je me suis dépêchée d’aller récupérer ma clef et poser mon sac dans ma cabine avant de monter sur les ponts avec eux.
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Ams, sweet Ams…
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Nous avons récupéré une zézette (petite radio VHF) et lancé un appel au banc de la solitude. Ils étaient tous là, rassemblés sous les drapeaux. Pierrot avait déjà enfilé son costume de Père Noël, prêt pour le réveillon du soir. Le matin même, je lui tartinais sa barbe foncée de mousse à raser pour faire un test de blanchiment.

Il y a eu des échanges, des rires, des private jokes si propres à chaque mission, des silences sans plus trop savoir quoi dire. J’avais la radio en main lorsque les 3 coups de corne de brume du Marion Dufresne ont retenti. L’au-revoir marin.
Sachant d’expérience que selon la direction du vent ils ne sont pas forcément entendu depuis le banc de la solitude, j’ai activé la transmission de la radio pendant de longues secondes, yeux fermés et corps vibrant au son sourd. Lorsque j’ai relâché le bouton, la sirène incendie de la base a jailli du haut-parleur de la VHF en retour.

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Ams68
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Been there, felt that… 😦
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Je suis restée dehors le plus longtemps possible, à regarder s’éloigner ce morceau de Terre si insignifiant et pourtant si ancré et encré en moi. La suite vous la connaissez, je me suis isolée dans ma cabine et ai extirpé tout le début de cet article de la bouillie sentimentale qu’était mon cerveau à ce moment-là.

 

Clap de fin

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Errance bleue.
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Pavillons de sortie pour une escale à Maurice.
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Maurice.
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Fin.

 

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